La gauche et le communautarisme (Audio)

Buste de Ferdinand Tönnies

Par Stéphane François

Source : Blog collectif de la Gauche populaire - 3 juin 2012

Les rapports entre la gauche et le communautarisme ne sont pas une affaire récente, comme beaucoup de personnes le croient aujourd’hui. Bien au contraire : l’attrait pour le communautarisme est visible dès la fin du XIXe siècle et puis, de nouveau, dans les années post-Mai 68. Il est symptomatique des thèses développées par une frange de la gauche, voire de la gauche de la gauche, qui souhaite copier les évolutions idéologiques théorisées par la Nouvelle Gauche américaine, qui incarnait l’aile la plus radicale du progressisme américain. Toutefois, aux cours des années, le progressisme fut abandonné au profit d’un éloge du communautarisme et de la différence, voire d’une condamnation de l’idéologie du « Même », entrant ainsi en résonance avec une certaine droite radicale européenne.

Dès la fin du XIXe siècle donc, nous trouvons chez certains intellectuels de gauche une critique de l’urbanisation qui détruit les « communautés naturelles ». En ce sens, ils se placent dans la continuité de la « société naturelle traditionnelle », théorisée en 1887 par Ferdinand Tönnies : il distinguait la Gesellschaft (« société ») de la Gemeinschaft (« communauté »). La première était selon lui dirigée vers un objectif abstrait, la société, où les relations sont impersonnelles et les obligations morales à l’égard des autres personnes quasiment absentes et la seconde qui, au contraire, promeut un lien social de type naturel et organique, la communauté. Cette idée se retrouve aujourd’hui dans les milieux décroissants, en particulier ceux autour de Serge Latouche. Cette préoccupation communautaire se retrouvait aussi chez Émile Durkheim, influencé en cela par des penseurs contre-révolutionnaires comme Joseph de Maistre et Louis de Bonald. Durkheim considérait que la société moderne était frappée d’« anomie », une dérive sans but de gens sans liens sociaux. Selon lui, le coupable est la substitution de la solidarité « organique », c’est-à-dire sur les liens formés dans le contexte naturel des communautés villageoises et des familles par la solidarité « mécanique », autrement dit par des liens formés artificiellement par la société moderne libérale.

Ces préoccupations sociologiques vont rencontrer dans les années 1980 les thèses communautariennes anglo-saxonnes. Celles-ci se situent à la fois dans une perspective holiste, organique, et dans une perspective anti-Lumières. En effet, l’apport décisif du mouvement anti-Lumières est d’avoir fourni des raisons de penser les individus comme dépendants de leurs relations sociales, et d’avoir posé cette dépendance comme la condition nécessaire à l’apparition de ce qui les caractérise comme humains. Selon ses défenseurs, la pensée communautarienne offre ainsi aux personnes qui le souhaitent de ne pas se couper de leurs racines, de maintenir vivantes leurs structures de vie collectives, et de ne pas avoir à payer leur respect d’une nécessaire loi commune de l’abandon de la culture qui leur est propre. Elle permettrait donc d’arrêter la dissolution du lien social, caractéristique de notre époque individualiste.

Dans ces discours, la communauté devient l’une des formes possibles de dépassement d’une modernité supposée finissante. Le communautarisme permettrait d’arrêter la dissolution du lien social, caractéristique, selon ses théoriciens nord-américains, de notre époque individualiste. En effet, ces penseurs ont constaté que des valeurs fondatrices (citoyenneté, solidarité, courage civique) de nos sociétés ne sont plus respectées, ni partagées. En Europe, ceux qui sont séduits par la pensée communautarienne, se réfèrent aux thèses de Tönnies, et réhabilitent ses arguments. Ce fut par exemple le cas de Pierre Bourdieu dans l’un de ses derniers ouvrages, Méditations pascaliennes, publié en 1997, dans lequel il tonne contre l’égalitarisme et l’universalisme coupables à ses yeux d’être typiquement représentatifs de ce qu’il nomme la « raison scolastique » tout en prenant soin de fustiger parallèlement le relativisme. La même année, il est rejoint sur ce point par Alain Touraine qui, dans Pourrons-nous vivre ensemble ?, accuse l’État français d’avoir homogénéisé la société française. De fait, comme l’a remarqué Jürgen Habermas, une société ne peut se résumer à un conglomérat de communautés [1]. Cependant, nous devons préciser que certains de ces théoriciens communautariens comme Michael Walzer ne sont pas fermés à la modernité. Au-delà de ce débat, la notion de communauté revient donc, dans certains cas, à réhabiliter les patries charnelles, les communautés.

Ces thèses, marginales au début du XXe siècle, furent remises au goût du jour par des auteurs marxistes dans le sillage de Mai 68. En effet, nous trouvons une réflexion similaire dès le début des années 1970, chez un Henri Lefebvre qui passa à cette époque du marxisme-léninisme à la défense de la « différence » : selon lui, il n’y a pas de peuple ou de « culture » privilégiée, il n’y a pas davantage identité ou analogie foncière entre les cultures, les façons de vivre. Chacune à sa raison d’exister, c’est-à-dire une raison de non-identité et de non-ressemblance. Chacun doit, selon lui, découvrir et défendre leur identité culturelle, linguistique, religieuse, etc. du réductionnisme d’une structure intellectuelle identique. Nous retrouvons cet éloge de la différence chez Robert Jaulin. Celui-ci a pu écrire, en 1974, que « La politique ethnocidaire d’intégration aux sociétés nationales vise à la dissolution des civilisations dans la civilisation occidentale ; cette dernière peut être qualifiée de système de décivilisation puisqu’elle a pour objet la disparition des civilisations. [...] Une civilisation ayant prétention à être la Civilisation Unique est un système de décivilisation ­– ­ce que l’on constate­ – nécessairement orientée vers la Mort. [2] » Mais surtout, Jaulin en arrive à définir son programme en termes racialistes, par son objectif de limiter l’expansion impérialiste de la civilisation occidentale, dénoncée comme « l’extension blanche ». Cette dénonciation de l’ethnocide participe d’un relativisme culturel radical qui ne conçoit pas que les rapports entre les cultures sont fréquemment des rapports de force et qui entretient l’illusion que les différentes cultures pourraient exister indépendamment les unes des autres dans une sorte de « pureté » originelle. Malheureusement, l’Autre, dans ces discours, est parfois privé de son altérité pour être idéalisé, à un tel point qu’un phénomène comme celui des femmes battues est ignoré… Dans le cas inverse, il est enfermé dans une altérité extrême, dans une mise « sous cloche » essentialisante.

Cette condamnation de la « Civilisation Unique » se retrouve chez le grand anthropologue Lévi-Strauss, qui refusait comme Jaulin l’hégémonie occidentale : une civilisation mondiale serait destructrice des vieux particularismes créateurs de valeurs esthétiques et spirituelles. Les deux firent d’ailleurs la promotion d’une forme de « société fermée » dans les milieux de gauche : Lévi-Strauss fut parfois considéré comme un anarchiste de droite par son scepticisme vis-à-vis de la Révolution française, par son refus de l’État et par sa promotion des corps intermédiaires et des « petits peuples ». Karl Popper voyait dans le refus des « sociétés ouvertes » une thématique chère aux milieux contre-révolutionnaires. De fait, Lévi-Strauss était conscient de la vocation antihumaniste et anti-universaliste du différentialisme culturel, qui revendique pour chaque culture une originalité incommunicable et inimitable. Ainsi, il n’hésite pas à écrire que, sous peine de décadence culturelle et spirituelle, l’humanité « devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation. […] Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. [3] » Une idée qu’il a développée dans une célèbre conférence, Race et culture, prononcée en 1971, qui fit scandale par sa mixophobie. Mais n’oublions pas que Lévi-Strauss était influencé par le théoricien racialiste français Arthur de Gobineau : nous retrouvons chez l’un et l’autre la conviction que l’esprit de fermeture et l’hostilité envers l’étranger sont des propriétés inhérentes à l’espèce humaine ; une soumission du genre humain à deux lois inexorables, l’une de répulsion, l’autre d’attraction, cette dernière exerçant son empire sur les « familles ethniques » civilisées ; une décadence due au métissage, dont l’accélération annonce la fin des différences ; etc. Néanmoins, il n’est pas possible d’accuser le grand ethnologue de racisme. Son argumentaire a simplement fourni des éléments de réflexions à une certaine extrême droite, ainsi qu’à une gauche antirépublicaine et multiculturaliste. Dès lors, l’engouement post-moderniste pour le multiculturalisme et le différentialisme culturel devient compréhensible.

Les thèses de Jaulin et de Lévi-Strauss ont offert une possibilité de convergence intellectuelle entre une droite radicale communautarienne, anti-Lumières et organique, et une gauche postmarxiste, alternative et communautariste. Ce rapprochement réel est particulièrement frappant, à la fin de cette décennie, entre un Alain de Benoist et l’équipe de la revue Telos, revue phare de la Nouvelle Gauche américaine. L’intérêt pour la pensée communautarienne, ainsi que l’évolution d’Alain de Benoist au début des années 1980 vers une posture tiers-mondiste et différentialiste, va permettre un rapprochement en ce qui concerne la défense des identités. Ainsi, lors de la présentation du numéro de Telos consacré à la Nouvelle Droite (Telos, « The French new right. New right New left New paradigm? », n°98-99, winter 1993-fall 1994), Paul Piccone, son directeur, écrit que « Loin de constituer un danger public, comme le proclament les Vigilants, la Nouvelle Droite française, malgré son opposition parfois obsessionnelle à toute forme d’égalité administrativement imposée (qui constitue peut-être son seul lien avec la vieille droite), a apporté une contribution appréciable à une époque où les idées nouvelles tardent à surgir. » Ce qui n’empêche pas la revue d’être extrêmement critique vis-à-vis de celle-ci.

Cette méfiance disparaîtra au fur et à mesure que des relations d’amitiés se noueront entre les responsables de Telos (Piccone, Ulmen, Adler) et Alain de Benoist. Cette convergence avec l’équipe de Telos est motivée, selon Franck Adler, par le fait suivant : « Pour l’un comme pour l’autre, la distinction entre la droite et la gauche avait progressivement perdu de son importance en matière d’interprétation de la réalité et de choix de nos objets d’étude, notamment pour ce qui a trait aux “vieilles” et classiques gauche et droite qui rabâchent des slogans archaïques et ne se sentent assurées qu’à l’abri d’un dogmatisme idéologique. Telos s’est toujours distingué par une critique implacable du conformisme de la pensée et par son combat en faveur du particularisme contre l’universalisme oppressif de la société industrielle avancée (l’“unidimensionalité” selon l’expression de Marcuse), critique synthétisée par mon ami Paul Piccone comme une guerre menée au nom de certains principes contre les trois fléaux du monde moderne : l’homogénéisation, la crétinisation et la macdonaldisation. Il est très vite apparu que cette position était partagée par Alain de Benoist, même s’il la développait et l’exprimait autrement. Il s’agissait pour lui de défendre la “différence” plutôt que la “particularité”. Il y avait là néanmoins un élément de convergence qui n’était pas totalement dû au hasard, car nous avions l’un comme l’autre, séparément, été influencés par un groupe éclectique de penseurs parmi lesquels Gramsci, L’École de Francfort, Carl Schmitt, Max Weber, Nietzsche et Gadamer, pour n’en citer que quelques-uns.[4] » Cette convergence intellectuelle, liée à un effet de génération, va entraîner une suite de publications de textes d’Alain de Benoist dans Telos.

Cette convergence est due à un jeu commun aux différents milieux étudiés de références intellectuelles, lié à un phénomène de génération : celle qui a atteint une maturité intellectuelle dans les années 1970/1980. Nous retrouvons des deux côtés des références similaires : Henri Lefebvre, Robert Jaulin, Claude Lévi-Strauss, etc. Ce jeu de références communes permit, par exemple, le rapprochement éphémère entre Alain de Benoist, l’intellectuel organique de la Nouvelle Droite, et des structures de gauche, notamment avec les animateurs du Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales, le MAUSS. Il fut facilité en outre par une similitude thématique : anti-universaliste, anti-économisme, tiers-mondisme, écologisme radical, décroissance, localisme, différentialisme, pensée communautarienne. Alain de Benoist entama ainsi un dialogue avec les animateurs du MAUSS, notamment avec Alain Caillé, son secrétaire général. Toutefois, Alain Caillé le rompra, à la suite de tentatives de récupérations du MAUSS par des proches d’Alain de Benoist. En effet, dans une lettre ouverte à ce dernier, non datée malheureusement, mais publiée sur le site de la Revue du MAUSS [5], il condamna la tentative d’Alain de Benoist de se faire passer pour un membre de cette structure, comme ce dernier le fit dans l’édition de 1992-93 du Who’s Who in France [6]. Malgré tout, du fait du jeu de références communes, nous trouvons de larges pans doctrinaux communs entre ces différents milieux quoiqu’en disent les principaux intéressés.

De fait, les thèses ethno-communautaristes et racialistes ne sont pas seulement le fait d’une certaine droite radicale. Elles sont aussi présentes, via Jaulin et, dans une certaine mesure, via une personne comme Lefebvre, au sein de la gauche et au sein de la gauche radicale. Elles ont comme moteur un même refus des valeurs républicaines, qui a été analysé par des chercheurs, tel Jean-Loup Amselle. Ces travaux ont montré que depuis le début des années 1970, les critiques du modèle républicain, se sont à la fois additionnées et radicalisées. Ils ont aussi montré que ces critiques se sont aussi, très relativement, dépolitisées. Amselle y voit, à juste titre, une ethnicisation de la France, condamnant les catégories sociales concernées à des ghettos identitaires et géographiques.


[1] Jürgen Habermas & John Rawls, Débat sur la justice politique, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 186.

[2] Robert Jaulin, La Décivilisation. Politique et pratique de l’ethnocide, Bruxelles, Complexe, 1974, pp. 14-15.

[3] Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 47.

[4] Franck Adler, « Vu de gauche », in Collectif, Liber amicorum Alain de Benoist, Paris, Les Amis d’Alain de Benoist, 2004, p. 9.

[5] http://www.revuedumauss.com.fr/Pages/ACTG.html. Consulté le 01 juin 2012.

[6] Who’s Who in France, Paris, 1993, p. 213.

 

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