Gérard GRANEL: Déconstruction de la Disproportion de l'homme selon Pascal (Audio)

 Blog « Essais photographiques ».

Voici trois leçons tirées d'un cours d'introduction à la philosophie, consacré à Kant, que le philosophe Gérard GRANEL dispensa en Propédeutique à la Faculté des Lettres de Toulouse durant l'année universitaire 1963-1964. Il fut publié par le Centre d'éditions universitaires à partir des notes des étudiants et sous le contrôle de Gérard GRANEL.

Les trois leçons que nous en avons extraites portent sur les Pensées de PASCAL, précisément sur le fragment central connu sous le titre de «Disproportion de l'homme» ou encore «Les deux infinis». Il s'agit de la déconstruction phénoménologique de l'apologétique pascalienne. On pourra compléter la lecture de ces leçons par celle du «Tricentenaire de la mort de Pascal» publié dans Traditionis traditio (Gérard GRANEL, Gallimard, 1972).

Nous proposons également (à titre de citation) d'écouter la lecture des «deux infinis» par Michel DUCHAUSSOY (cf. bas de page). On trouvera à cette adresse les références de l'intégrale de la sélection des Pensées (établie d'après l'édition MAGNARD et avec l'aide de Pierre MAGNARD) lue par Michel DUCHAUSSOY, mise en musique par Nicolas Bacri.

 
Quant au cours intégral de Gérard GRANEL sur Kant, il est disponible sur le site www.gerardgranel.com
 

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   S O M M A I R E 

 

– Quatrième leçon : Pascal, « Disproportion de l’homme » (les 2 infinis) (1)

– Cinquième leçon : Pascal, « Disproportion de l’homme » (2)

– Sixième leçon : Pascal, « Disproportion de l’homme » (3)

 

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Quatrième leçon :

Explication d’un texte de Pascal,

« Disproportion de l’homme » (Les deux infinis)[3]

 

Disproportion de l’homme est le vrai titre de ce texte, pourtant plus connu sous l’invocation des deux infinis. L’une et l’autre expression sont bonnes, parce qu’elles ne se juxtaposent pas simplement pour désigner le contenu du texte, mais qu’elles ont un rapport nécessaire l’une à l’autre et révèlent la situation de la pensée de Pascal.

Cette étude fait une sorte de parenthèse dans notre travail kantien, mais elle ne nous fera pas sortir de l’ordre des préoccupations qui ont été les nôtres, tant le mercredi que le vendredi. Elle doit en constituer plutôt la contre-épreuve.

La première raison du choix de ce texte, c’est qu’il montre en Pascal l’anti-Descartes. Au lieu en effet que le monde disparaisse dans la pensée et que finalement celle-ci se retrouve seule, ayant à décider à partir d’elle-même ce qui est et ce qui n’est pas, donc dans une sorte de souveraineté philosophique, au contraire chez Pascal, c’est l’homme qui disparaît dans le monde. Le morceau s’ouvre en effet par une peinture célèbre de l’infinité de l’univers en grand et en petit, qui ne laisse à l’homme qu’une place indéterminée entre deux abîmes.

Je dis “peinture” et non pas “description” car il y a dans tout le texte une sorte de trompe-l’œil rationnel, une éloquence qui se substitue à ce dont elle parle. Si nous le pouvons, nous aurons à le montrer. Mais Pascal nous prend dans son mouvement sans délai et non pas comme sien, mais comme mouvement des choses elles-mêmes, comme s’il nous montrait simplement l’univers ; le premier alinéa dit:

« Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté... »,

et le second :

« Que l’homme revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est... »

Notez le “ce qui est”, qui est immédiatement disponible, qu’il suffit de montrer, et qui n’a nullement à être interrogé “en tant qu’il est”.

De même encore le troisième alinéa :

« Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant... ».

Le langage de Pascal se donne donc pour le simple langage de la description, pour une évidence qui est le visage même des choses et qui est libre de toute philosophie : Voilà le monde, voyez-le comme il est. Le texte de Pascal n’est donc pas un texte de philosophie, ou plutôt il ne se veut pas philosophique. Il se veut au contraire un texte d’apologétique destiné à humilier la raison en lui montrant sa “disproportion”, comme dit le titre.

Cependant, qu’un texte ne se veuille pas philosophique, cela ne signifie pas qu’il ne le soit pas profondément et malgré lui. S’il est une leçon que j’attends que vous tiriez de ce texte, c’est bien qu’il n’est pas possible d’échapper purement et simplement à la dimension philosophique. Car celle-ci n’est pas d’abord une dimension culturelle, une discipline à part : elle hante tous nos langages. Les notions que Pascal emploie : le Tout, le Néant, l’Univers, l’Infini, ont leur logique, leur ambiguïté, dans lesquelles c’est le discours de Pascal qui se trouve pris, plutôt qu’elles en lui. C’est de Kant que nous attendons la “critique” de ces notions, c’est-à-dire la question de leur pouvoir d’être ou de n’être pas un langage du monde (ce qui précisément pour Pascal ne se présente pas comme une question, mais comme une évidence). C’est là la deuxième raison du choix de ce texte (la première étant son opposition à Descartes). Ainsi Pascal nous servira-t-il de champ de manœuvre pour exercer sur un terrain nouveau ce que nous avons commencé à comprendre dans les Méditations et dans la Critique. Cet exercice est pour la raison, conformément au vœu de Pascal, l’épreuve de son “imbécillité”, comme il dit dans un sens latin. L’imbecillitas est la faiblesse. “Raison imbécile”, dans la bouche de Pascal n’est pas une injure, c’est l’idée de la finitude de la pensée. Nous n’irons pas là-contre revendiquer les droits de la pensée philosophique. Mais nous nous demanderons au contraire s’il peut y avoir un seul langage, un seul texte, qui puisse se situer lui-même hors de cette “faiblesse” de la raison. Le texte de Pascal semble être un tel texte : hors du péril de la pensée philosophique, il se place tout de suite “dans l’univers” et croit n’avoir affaire qu’à la robustesse de ce qui se montre. Les deux infinis, pour Pascal, ce ne sont pas des arguments, qui pourraient être obscurs ou “faibles” à propor-tion que la notion d’infini est plus cachée ; car Pascal ne croit pas qu’il ait affaire à la notion d’infini, mais à l’entassement des étoiles, au recul des éléments. C’est ignorer encore la vraie puissance de cette faiblesse de la raison dont il veut nous convaincre, et qui s’est déjà intercalée entre le monde et son discours.

Reprenons maintenant ces points de détail. Le texte de Pascal est, disons-nous, l’anti-Descartes parce que :

(1) l’homme est plongé dans le monde au lieu que chez Descartes le monde est plongé dans le doute ;

(2) c’est un texte qui se veut non philosophique ;

(3) c’est un texte qui essaie d’installer le douteux comme tel.

Le doute cartésien, nous l’avons vu, s’exerce tout autrement que sur un plan ou dans une attitude psychologique : il ne correspond nullement à un sentiment de l’imbé-cillité de la nature humaine, au contraire il témoigne d’une confiance fondamentale de la pensée en elle-même. Pascal, lui, vise à étonner suffisamment l’homme par le déploiement de l’infinité de la nature pour l’installer dans un sentiment de doute et le persuader de sa finitude. Comme texte de persuasion, la Disproportion de l’homme est essentiellement un texte de rhétorique, et en vérité un texte polémique, un texte militant qui essaie de produire en nous un certain état d’esprit, tel que je finisse par avouer ma petitesse et ma disproportion à l’égard du vrai.

L’opposition de Pascal et de Descartes est célèbre. Elle l’est surtout par la phrase de Pascal: « Descartes inutile et incertain », qu’un autre fragment étend à la philosophie prise en elle-même : « La philosophie ne vaut pas une heure de peine ». Après le début foudroyant de Descartes, dont nous avons fait le début de notre année, il n’est pas inutile de subir l’épreuve d’un texte très fameux, très sublime, très convainquant, écrit précisément pour combattre la prétention philosophique et persuader la raison de sa faiblesse, l’homme de sa disproportion, et nous donner le sentiment de l’inutilité et de l’incertitude de la pensée (au moins comme pensée instituée et parlante : car il subsiste chez Pascal une pensée de la grandeur de l’homme par la “pensée” – cf. entre autres le fragment célèbre sur le “roseau” – qu’on ne peut accorder avec l’humiliation de la raison qu’en y voyant une sorte de pur pouvoir muet, ce qui est en soi assez surprenant. S’il s’avère, en effet que, quelles qu’en soient les beautés, le texte pascalien peut être dominé dans sa signification (plus grâce à Kant qu’à Descartes), alors peut-être apercevrons-nous en quel sens nous pouvons nous débarrasser extérieurement de la philosophie, et que celle-ci doit être comme le lieu d’où soit mise en question ma “finitude”, dont Pascal, par un aveu brutal (sans détermination) se débarrasse beaucoup plus qu’il ne la considère. De sorte que l’inutilité et l’incertitude retombent plutôt sur lui que sur Descartes. 

Ce texte est construit en partie double. Il contient d’abord une sorte de description physique de la disproportion de l’homme. Celui-ci paraît placé sur un axe, si l’on peut dire, de part et d’autre duquel se distribuent deux infinis : l’infiniment petit et l’infini-ment grand. Ainsi placé entre ces deux abîmes, l’homme n’a plus de proportion aux choses, il est plutôt perdu dans l’univers, et essentiellement disproportionné. La deuxième partie du texte consiste à appliquer au rapport de la pensée et de la vérité ce qui a été dit du rapport de l’homme, pris dans sa grandeur corporelle, aux deux infinités de la nature. Entre ces deux parties, la phrase charnière est la suivante:

« Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature. » [4]

Par où attaquer un texte aussi célèbre et aussi imposant ? Par une petite remarque (petite en apparence) : c’est que les deux infinis ne sont pas de même nature. Ce ne sont pas simplement des infinis symétriques, l’infini de la composition et l’infini de la divi-sion. Il y a entre eux une différence ontologique, à savoir que l’infini de division, celui que Pascal appelle l’infiniment petit me conduit, non seulement de divisible en divisi-ble, mais encore au néant. Le terme est partout dans le texte:

« Car enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes... »

Et encore :

« Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire ».

Le premier des textes que nous venons de lire, au moins dans sa première partie, emploie encore la notion de néant dans un sens comparatif : « Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant ». Et il est significatif aussi que le néant et l’infini conservent un sens purement relatif à l’axe que l’on choisit pour commencer la composition et la division, et que sur cet axe ils lui soient interchangeables. Nous en verrons la signification tout à l’heure. Mais le chemin actuel de la lecture, c’est d’abord de reconnaître que, par-delà leur symétrie formelle, les deux infinis sont chargés de sens ontologiques inégaux : l’un est l’infini du néant, au point que le texte l’appelle le plus souvent simplement le néant ; l’autre au contraire se réserve, comme s’il l’avait en propre, le qualificatif d’infini. Il n’est pas désigné expressément dans le texte comme l’être même, mais cela ressort de sa seule opposition au néant, et de ce que Pascal l’appelle aussi “le tout”:

« Il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout ».

Si par “en bas” on arrive au néant, par “en haut” on arrive à l’omnitudo realitatis, à l’être comme totalité. Il est constant du reste que l’être apparaisse à Pascal comme totalité. Le tout est pour lui le lieu propre où ce qui est est, et par là le tout est aussi principe de connaissance. Lorsque Pascal dit : « Nous ne savons le tout de rien », cela ne veut pas seulement dire que le réel déborde par sa richesse tous les efforts de connaissance que je pourrais produire ; cela veut plutôt dire que la totalité comme telle ne m’est ni donnée ni accessible, et que de là vient que le détail me submerge.

Ainsi ce discours apparaît-il de plus en plus clairement dans sa nature de discours ontologique, et à vrai dire cela n’est pas bien caché en lui dans sa deuxième partie. On y voit presque à nu que la disproportion de l’homme, c’est qu’il n’a pas de proportion à l’être et au néant : ils sont pour nous comme s’ils n’étaient point, et nous, nous sommes comme si nous n’étions pas pour eux:

« Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard; elles nous échappent, ou nous à elles ».

La réduction de la prétention philosophique atteint donc bien la philosophie là où elle est : dans l’unité de l’être de l’homme et de l’être lui-même. Et pour l’atteindre, elle frappe également avec justesse à l’endroit vulnérable, à l’endroit où pour ainsi dire cette unité est difficile. Cet endroit est celui où l’être lui-même, comme nous disions, est justement lui-même : c’est-à-dire où il est lui-même sa plus extrême différence, où il est lui-même le même que le néant. Car il nous reste à comprendre que le néant n’est pas moins que la totalité une pensée de l’être, dans ce texte pascalien. C’est pourquoi en effet Pascal l’appelle le “principe” des choses, terme qui n’a pas moins de dignité ontologique que celui qui est réservé à la totalité, nommée la “fin” des choses:

« Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? ... infiniment éloigné de comprendre les extrêmes : la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable ».

« Que fera-t-il donc, sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe, ni leur fin » .

Aussi, à la pure opposition du non-être et de l’être, s’ajoute leur pure identité, dans ce passage essentiel :

« Il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout. Il la faut infinie pour l’un et l’autre, et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver à connaître l’infini. L’un dépend de l’autre et l’un conduit à l’autre. Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Connaissons donc notre portée. Nous sommes quelque chose et ne sommes pas tout ».

Maintenant seulement nous pouvons apercevoir la pensée de Pascal dans son entier. Elle continue à placer l’être lui-même dans le “tout”. Mais la totalité a pris maintenant son épaisseur ; elle ne désigne plus seulement la totalité des étants, terme (pour moi inassignable) de l’infini de composition. Elle désigne la totalité de la pensée de l’être lui-même : ce “tout” est celui de la plénitude ontologique, c’est-à-dire du lieu où la différence du “principe” et de la “fin”, du non-être et de l’être, est elle-même posée comme identité. Ainsi Pascal rejoint d’un coup la leçon et la difficulté ultimes de Platon : la vraie pensée de l’être est dans l’identité de la différence de l’être et du non-être. C’est là le “tout” qui est “pour Dieu”, et en-dehors duquel nous sommes, comme il est en-dehors de nous, non pas en soi, car cette totalité nous comprend et nous situe à notre place avec tout le reste, mais du moins pour nous, pour notre pensée, qui ne trouve en nous et dans l’univers que ce qui la dépasse absolument.

Pour essayer de pénétrer l’origine de cette construction ontologique pascalienne, il faut encore poser la question dont nous n’avons fait jusqu’ici que marquer la place. Pourquoi Pascal nomme-t-il “néant” l’infiniment petit ? Il nous faut également revenir de la deuxième partie à la première, c’est-à-dire à la peinture de l’univers qui ouvre le texte. Car c’est l’univers tel qu’il est dépeint dans ce début qui fournit à Pascal le langage ontologique dont il use dans la suite ; les deux parties du texte sont reliées bien autrement que comme les termes d’une connaissance, malgré ce que pourrait faire croire le texte charnière :

« Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature ».

L’ordre des choses intelligibles a, lui-même, nous l’avons vu, une certaine ordonnance : il est défini par la proportion de l’être et du néant dans la pensée totale de l’être, qui n’est que pour Dieu, et qui laisse ainsi l’homme en-dehors d’elle-même : disproportion de l’homme. Ce schéma ontologique pur vient lui-même de la façon dont l’univers est abordé dans la première partie du texte, qui n’est donc pas seulement la comparaison de la grandeur objective définie de “mon corps” à “l’étendue de la nature”, mais qui est déjà, sous ce langage quantitatif, une position ontologique. C’est celle-ci qu’il faut essayer de déterminer maintenant, en posant notre question : Pourquoi Pascal nomme-t-il “néant” l’infiniment petit ?

Le temps nous manque aujourd’hui pour la poser véritablement ; mais il nous en reste assez pour rappeler qu’on ne saurait éviter de la poser.

Ce qui nous frappe dans les débuts du texte, c’est surtout la symétrie formelle des deux infinis, au point que leur dissymétrie ontologique risque de passer inaperçue. Nous ne trouvons d’abord rien de surprenant dans ce terme de “néant” : il nous semble en effet que l’imagination s’épuisant à décomposer le ciron dans ses parties élémentaires, qui sont en nombre infini (si on peut parler de nombre infini : on ne le peut d’ailleurs pas), le terme de ce mouvement est inassignable, en sorte que finalement tout s’évanouit à l’horizon du concevable. « Elle [sc. l’imagination] se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir », comme dit Pascal. Par là même l’objet de cette imagination semble disparaître, et le mot “néant” paraît donc bien venu. Mais “néant” ne désigne pas seulement dans le texte l’épuisement de l’imagination, le néant de représentation ou de conception. Car je ne peux pas non plus imaginer le grand infini, celui qui, en partant de l’axe du perçu, s’élève de galaxie en galaxie jusqu’à la totalité du réel. L’omnitudo realitatis ne peut pas plus que le néant être accomplie par l’imagination. Et pourtant Pascal n’appelle pas “néant” cet autre inconcevable, symétrique du premier. Force est donc de voir dans ce terme une inégalité ontologique entre les deux infinis, qui s’ajoute à leur symétrie formelle. Ainsi la question revient : Pourquoi Pascal appelle-t-il “néant” l’infiniment petit ?

Ce à quoi nous songeons en tout premier lieu, pour répondre à cette question, c’est la doctrine chrétienne de la création ex nihilo. Mais la question subsiste entière sous la réponse ; elle est maintenant celle-ci : « Pourquoi faut-il que le néant soit du côté de l’infiniment petit ? » On ne voit pas du tout pourquoi aux yeux de Dieu subsisterait la division du réel en deux infinis séparés par l’axe du perçu actuel comme son “dedans” et son “dehors”. Précisément parce que cette division est entièrement relative à “l’homme dans l’univers”, qu’elle est celle qu’il aperçoit “de sa place”, laquelle est la disproportion absolument parlant, on ne voit pas pourquoi cette disproportion règlerait la proportion de l’être et du néant en quoi consiste l’acte créateur. Mais nous touchons ici trop tôt au fond de la question elle-même.

 

Cinquième leçon :

« Disproportion de l’homme » (2)

 

Pourquoi Pascal appelle-t-il néant l’infiniment petit ?

La réponse à cette question n’est pas si loin que nous pourrions le croire, et elle n’est difficile que dans la mesure où elle est trop simple : c’est qu’il y a un privilège absolu de ce qui fait l’“axe” des deux infinis, et que nous avons appelé le niveau du perçu actuel. Ce niveau-là est : c’est lui qui fournit le discours pascalien en exemples premiers de “choses”, qui, quelle que soit leur différence quantitative (comme celle qu’il y a entre le ciron et le soleil), ont entre elles une identité fondamentale. Elles sont toutes réunies dans l’évidence du maintenant, dans l’évidence du spectacle disponible à qui le discours emprunte son lieu, pour s’élever ensuite au-delà ou descendre en deçà. Ce lieu ou ce niveau est celui par rapport auquel les deux infinis seront précisément deux. Aussi la nature relative des concepts de néant et de tout ne pénètre pas en lui : c’est de part et d’autre de cette espèce de cercle du visible que ces notions deviendront interchangeables : le ciron système solaire de ses humeurs, le soleil ciron dans le grand univers. Mais à l’intérieur du cercle magique où le discours s’installe pour commencer sur l’axe même où les premiers exemples sont ramassés dans l’évidence du perçu, le néant ne passe plus dans le tout ni le tout dans le néant. Un tel passage à l’intérieur du perçu actuel le supprimerait en effet comme perçu. Si j’intercale entre ma conscience et le paraître le problème de la proportion du divers infini et de l’unité, conscience et paraître s’évanouissent pour jamais. Il faut que cette “proportion” soit au contraire déjà  résolue, et que le paraître soit le lieu même de la possibilité de la conscience et du monde. Ce que cela implique, nous le verrons bientôt en revenant au langage de Kant. Ce n’est pas le lieu d’en parler maintenant, précisément parce que Pascal ne pose pas la question de la possibilité du lieu où il commence son discours, de l’évidence dans laquelle il en ramasse les premiers termes : il s’y installe au contraire dès le début. C’est de là qu’il déploie son geste apparemment simple et descriptif : « Voyez l’homme dans l’univers, voyez ce qui est », en empruntant toujours au perçu sans interrogation sur la nature du paraître. Il y a, nous l’avons déjà dit, un “axe” des deux infinis : c’est sur cet axe que Pascal est situé, et dont il ne parle jamais. L’évidence et la solidité de cet axe est cependant indispensable à tout le discours.

Pour commencer, ce privilège absolu et sous-entendu du perçu est la raison qui fait qu’à leur indifférence relative le tout et le néant ajoutent leur différence absolue et se distribuent les infinis. Si l’infiniment petit est appelé néant, c’est qu’il est en dessous du paraître évident, dont le privilège consiste en ce qu’il est manifestement. L’infini qui, par rapport à cet axe, se produit dans la dimension du “dedans”, tombe dans le non vu et le non existant, il est en dessous du cercle magique, un peu comme les fosses marines ne sont pas dans le scintillement de la mer sous le soleil. Au contraire, l’infiniment grand commence dans le perçu actuel et est en continuité avec lui : il se produit un élargissement du perçu de visible en visible, jusqu’au moins visible et à l’invisible, et cet élargissement par le haut est sans rupture.

Le lieu d’où Pascal parle est cet étrange lieu qui n’a d’existence que perceptive, et qu’il faudrait appeler la “scène du monde”. De cette scène, il est possible de lever la tête vers les hauts décors, qui font encore partie de la scène, et qui sans cesse s’y rattacheront, participant de son évidence actuelle, et à ce titre méritant de constituer la totalité qui est. Cette totalité vit de la vie même du perçu.

La terre où il est dressé, le sol où il est, c’est là pour l’homme un absolu qui ne le quitte jamais. Dans sa logique sauvage, ce maintenant solide commande toutes mes pensées. C’est lui qui veut que le “dessous” n’ait pas d’existence ; car en lui d’abord le dessous, le dedans, n’a pas d’apparence et ne se fait pas connaître. Il faut comprendre que par rapport au perçu, les « éléments internes de composition des choses » sont purement et simplement absents, ils ne sont pas. Ce n’est donc pas seulement à l’infini d’eux-mêmes qu’ils tombent dans le néant ; c’est d’entrée de jeu qu’ils ne sont pas, pas même expressément le néant, et c’est en quoi ils sont en bloc et définitivement néant. Le perçu a pour style propre de ne reposer sur rien. Pas même par conséquent sur un rien. Le perçu est position absolue et primitive, autoréférence à soi seul, sol originel.

En revanche, il s’ouvre de lui-même à lui-même vers le haut et le grand, il passe en soi-même de choses en choses : le visible est déploiement. Comme tel, ce déploiement n’a pas de mesure, sinon la mesure interne de sa possibilité que nul éloignement des choses ne rompt. C’est pourquoi, si l’imagination, passant de chose en chose, finit par s’abattre, c’est seulement en imagination, et parce qu’elle a remplacé le perçu par l’idée de son exploration, la présence par l’acte de la représentation. Ainsi renvoyée à l’infinité qui ne peut être posée, elle se lasse et se laisse tomber. Mais ce sur quoi elle tombe n’est pourtant pas le néant, c’est le sol du perçu dont l’“infinité en acte” n’a cessé de contenir en soi-même le désespoir de la représentation. Aussi le grand infini a-t-il le sens de l’être. Sa différence ontologique avec l’infiniment petit, malgré leur symétrie logique, vient chez Pascal de l’autre logique : celle du perçu (et non celle de la quantité abstraite) qui commande tout son discours, qui en est véritablement l’axe.

Mais lorsqu’on parle le langage du perçu, il faut le parler jusqu’au bout. Ce n’est au contraire qu’une partie, ou une faible résonance de ce langage, qui chez Pascal pose d’abord le lieu d’évidence d’où commence la description, et distribue dans leur inégalité ontologique le “dedans” et le “dehors” du paraître. Le sens vrai de cette position et de cette distribution ne peut être donné que dans le langage complet et conscient de soi du perçu. Faute de cette constance de langage, le vrai passe dans le faux sans même que nous l’apercevions. Nous aurons à montrer plus tard, par un retour à Kant, que ce passage du vrai dans le faux domine tout le texte pascalien. Ce n’est qu’ainsi que celui-ci pourra s’éclairer dans sa structure et son détail.

Mais déjà son étrangeté peut se dessiner à partir de ce que nous venons d’apercevoir. Cette évidence du perçu qui sert d’axe et qui échappe en elle-même à la relativité réciproque de l’être et du non-être, puisqu’au contraire elle les sépare en deux directions ontologiques à partir d’elle-même, c’est pourtant la même sur qui revient comme un boomerang le langage de la relativité. Car c’est elle qui, après coup, c’est-à-dire vue à son tour à partir des deux infinis, est noyée en eux comme l’un quelconque des moments de leur interprétation. C’est ce que Pascal appelle « quelque apparence du milieu des choses ».

« Que fera-t-il donc sinon apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de ne connaître ni leur principe ni leur fin ? »

Voici devenu “milieu” ce qui tout à l’heure était principe, lieu primitif du discours. Voici devenu “quelque apparence” ce qui tout à l’heure était tout l’être dans le moment du paraître. Quand par exemple Pascal dit : « Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini », il désigne le perçu comme le lieu où est réalisée la proportion de l’être et du non-être, et « toutes choses » de la scène du monde comme étant elles-mêmes la totalité divine de cette proportion. Or ce lieu est celui de l’homme-dans-l’univers, cette scène du monde est notre place. La disproportion de l’homme doit donc disparaître totalement. C’est bien du reste ce qui se produit, en ce sens que le discours dans son début ne doute nullement de son sens, de son lieu, ni de son pouvoir : c’est l’homme qui montre ce qui est, en grand et en petit, de sa place. Mais voici que la structure de ce qui est, telle qu’elle est apparue dans la logique de cette description, revient sur lui et lui ôte sa place, revient sur le début pour en faire un milieu, change le paraître en apparence. Si, dans le mouvement ascendant de la description (que nous appelons ainsi parce qu’elle se prend pour telle), le néant et l’être comme totalité se répartissent de part et d’autre de l’axe évident du perçu, dans le mouvement descendant qui consiste à comprendre le réel à partir des notions ainsi créées, à partir des “extrêmes”, le perçu primitif n’apparaît plus que comme un moment parmi d’autres du jeu de leur identité et de leur différence, et comme tous les autres incapable d’être le lieu où joue un tel jeu.

« Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté ; notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences : rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient. »

Maintenant le cycle est achevé, mais aussi l’étrangeté est à son comble. Car la fixation, la fermeté de ce “fini” qui a servi de berceau à toutes ces pensées est indispensable au jeu réciproque des deux infinis sur l’axe d’où ils fuient, comme dit si bien Pascal, chacun vers soi-même dans sa différence de l’autre, ils passeraient toujours et partout l’un dans l’autre, ils ne seraient ni l’un ni l’autre. Il faut en effet que “quelque chose” soutienne cette vision de l’univers proposée par Pascal dans une formule célèbre : « C’est une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Réduite à l’énigme mathématique qu’elle présente, cette “pensée” se réduirait simplement au non-sens. Prise comme un cryptogramme ontologique, elle signifie le paysage auquel nous commençons à être habitués : le “centre” est le lieu de la totalité, dans laquelle la proportion de l’être et du non-être à son tour est. La “circonférence” est le réel lui-même en tant qu’un telle nature de l’être le propose et l’embrasse, le circonscrit, le pose primitivement. C’est donc dire et répéter que l’espérance philosophique est vaine, que l’étant n’offre pas de passage à la dimension selon laquelle il est. Mais dire que la circonférence n’est nulle part, c’est dire la même chose : c’est dire en effet qu’il n’y a aucune instance primitive du réel, aucun lieu où le jeu de l’être avec lui-même soit lui-même posé, accessible. “Partout” et “nulle part” ont pour effet de réduire le paraître à un niveau parmi les autres, et l’axe primitif à l’un des axes en nombre indéfini que peuvent faire en se croisant l’être et le néant. Le caractère quelconque de ces axes consiste en ce qu’aucun n’enferme à son tour la dualité infime qui l’enferme, aucun n’est le lieu où cette dualité elle-même est. Le réel est ainsi un réel scalène par rapport à son être. Mais du même coup l’être lui-même flotte quelque part dans sa pure différence avec l’ici-bas, dont il est pourtant l’être. Ainsi l’indifférence passe en lui-même, et l’absurdité l’habite essentiellement. La “disproportion” de disproportion de l’homme qu’elle était au début, est passée maintenant dans l’acte créateur de Dieu.

Mais puisque toutes ces conséquences découlent d’un premier discours du monde, pris sans question dans son évidence, et qui n’a pu se défendre dans sa vérité (comme paraître) contre sa réduction au milieu scalène de l’apparence, revenons plutôt à tout ce que ce texte célèbre a déjà laissé de côté au moment où il commence. Revenons au perçu et revenons à Kant.

 

Sixième leçon :

« Disproportion de l’homme » (3)

 

Le plus déconcertant dans ce que nous avons dit la dernière fois, c’est la recherche de la raison pour laquelle Pascal appelle “néant” l’infiniment petit. Cette raison consiste en ce que la diversité en dessous du niveau de l’unité, ou avant l’unité, est un pur non-être pour la perception. Mais cette logique n’est pas si sauvage qu’elle y paraît : elle ne l’est que chez Pascal, et parce qu’il réduit la perception à l’évidence du spectacle. Elle ne l’est pas chez Kant, où l’opposition de la logique du perçu à la logique de la quantité est conduite comme une question et par là toujours maintenue dans sa vérité. Prenons donc là notre ressource.

La lecture des textes de la Dissertation et de l’Esthétique nous a déjà rendu sensible l’opposition de la composition par concepts et celle de la synopsis intuitive. Cette opposition est totale et elle ne concerne pas seulement le “perçu” comme un axe de part et d’autre duquel le réel relèverait du langage quantitatif ou conceptuel. La nature du paraître engage au contraire le réel dans sa réalité loin que le perçu désigne un niveau du réel, il désigne le seul niveau où ce réel soit réel, il le définit de part en part comme paraître.

Si donc je considère, selon la loi de la phénoménalité, ce qu’il en est de ce “côté” du réel où Pascal déploie l’infiniment petit, ce qu’il en est du “dedans” du perçu, je vois qu’il est entièrement défini par la perception et qu’il ne comporte pas de fuite vers le néant. L’unité intuitive, celle de l’espace et du temps, est justement celle qui ne laisse pas en-dehors de soi la diversité, qui ne laisse pas le divers inférieur au niveau du paraître et antérieur abstraitement à lui. Ce qui définit perceptivement le néant, c’est l’idée d’une multiplicité donnée en soi sur quoi reposerait le perçu. Ni l’épreuve de l’espace, ni celle du temps, c’est-à-dire aucune des deux formes constantes de l’épreuve du monde, ne peuvent s’obtenir d’une multiplicité d’unités au sens des concepts de la quantité ; aussi le perçu ne passe-t-il pas par l’infinité conceptuelle de prétendues “composantes”. Cette loi de l’intuitivité est la première et l’unique loi selon laquelle le réel est tout premièrement posé avec lui-même, et elle vaut pour lui de part en part. Ce “de part en part” est précisément ce qui m’interdit de faire deux parts du réel, qui se définiraient de part et d’autre du “perçu”, comme si la perception pratiquait une coupe horizontale dans la masse des choses, comme si en-deçà et au-delà de lui s’étendaient les deux infinités du non-perçu. Au contraire, dès que quoi que ce soit est perçu, le réel tout entier, et quelle que soit la mesure selon laquelle il déborde “ce que je vois”, est le perçu, est le paraître. De ce point de vue, le paraître n’a ni dedans ni dehors.

L’erreur ici est relativement facile à cerner : elle consiste à se placer dans l’évidence du spectacle ou sur ce que nous appelions la “scène du monde”, qui est un lieu qui n’existe pas. La semaine dernière, nous avons dit imprudemment que cette scène du monde n’a qu’une existence perceptive. Il faut plutôt dire qu’un tel lieu est le premier lieu abstrait possible parce qu’il est immédiatement abstrait de la perception, et cela sans qu’il y paraisse (ou dans l’évidence). Cette abstraction consiste à décrire le visible, défini par le nombre de choses accessibles dans la vue actuelle, c’est-à-dire défini objectivement. Réduit ainsi à ceci et cela, et encore cela, bref réduit à son contenu, le paraître laisse ainsi en lui et hors de lui la masse énorme de tout l’inapparaissant. Vu à son tour à partir de ce qui est ainsi en dehors de lui (que ce soit “en dedans” ou “en dehors”), il apparaît comme une coupe représentative, comme « quelque apparence au milieu des choses ». Si Pascal voit, dans la suite de son texte, ce “milieu” et cette “apparence” revenir sur la place qu’il occupait dans le début descriptif de ce texte et la lui ôter, c’est qu’en cette place il s’était mis de façon abstraite.

C’est penser de façon abstraite, en effet, que de “se placer” dans le paraître comme dans un milieu environnant ; c’est définir le paraître par le déjà paru, et sortir de la vérité au beau milieu d’elle-même. On quitte moins le monde en le plaçant sous le doute, comme fait Descartes, qu’en partant sans question de “l’homme dans l’univers”, comme le fait Pascal. Car au moins le doute de Descartes préserve la possibilité d’une question sur le paraître et l’être, comme celle que Kant développera.

Nous avons déjà relevé que Pascal s’oppose à Descartes en ce sens qu’il vise à installer le douteux. Nous apercevons maintenant l’autre côté, plus important, de cette opposition. C’est que Pascal, lui, a des certitudes, là où Descartes n’en a pas, là où Descartes les nie, les suspend, les refuse. Pascal ne met pas en doute que l’on puisse raisonner à partir de l’évidence que l’homme est posé dans l’univers. Mais ce que montre l’analyse de l’originalité du paraître chez Kant, c’est qu’il ne peut y avoir de rapport d’inclusion entre un en-soi et un pour-soi, que le perçu n’est pas le milieu environnant d’une conscience.

Nous touchons là encore une fois à l’antique définition de l’homme “animal rationnel”, que Descartes franchit si résolument. C’est cette définition qui sous-tend dans son évidence les pensées les plus célèbres de Pascal, comme celle-ci : « L’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant ». Là encore, il est décidé dans l’évidence du spectacle que l’homme est “de la nature” ; l’homme est “trouvé” parmi les choses, à son rang parmi les étants, et comme ayant la propriété de penser. Mais qu’en est-il de cette “propriété” ? Ne concerne-t-elle pas l’univers avant l’évidence du spectacle ? L’analyse du paraître ne montre-t-elle pas qu’avoir affaire à quelque chose comme l’univers, c’est la première définition de la pensée elle-même, et que cela implique la primitivité du “rapport” de la pensée aux choses ? Bref, que ce rapport, étant une unité originelle, s’oppose à cette inclusion de l’homme dans le réel qui définit pour Pascal notre “place” ? Car dans cette inclusion, et le réel et l’homme sont pris hors d’origine, ramassés dans l’évidence.

De là toutes les abstractions, toutes les difficultés du texte. Et d’abord celle-ci que la “description” de l’univers en soit plutôt une “peinture”, et repose sur un trompe-l’oeil rationnel. Car c’est une peinture du monde qui est déjà postérieure au monde. C’est une peinture du monde qui compte le monde à partir des choses qu’il contient, qui nombre les objets. Les concepts de la quantité sont des concepts du déjà-paru. Comme en elle-même l’action de nombrer n’a pas de terme, elle va jusqu’à l’infini, mais elle va aussi au contradictoire, parce que ce qu’elle nombre étant réel il faut que l’infini le soit aussi, et que l’infini en acte compris comme le nombre le plus grand possible est antinomique.

Il en est exactement de même de la notion de tout que Pascal emploie dans sa peinture du monde sans aucune interrogation sur la convenance de cette notion à l’égard du paraître. Et de même de l’apparence, du milieu, etc. Ce discours rationnel est plein d’une confiance en lui-même qu’il ne soupçonne même pas ; il ne doute pas en déployant sa logique qu’il ne fasse que montrer le déploiement des choses. Mais ces notions conviennent-elles à la nature des choses ? A l’univers en tant que paraissant ? Réponse : non. Kant montre, par l’analyse du spatial et du temporel, que l’infini est une grandeur supérieure à tout nombre et non pas le nombre le plus grand possible : “supérieure” non pas en quantité (encore qu’elle s’offre comme l’inépuisable à la numération), mais parce que cette grandeur intuitive est d’un autre ordre que la numération quantitative, laquelle a toujours lieu à partir d’un monde déjà-là, et à titre d’exploration dans l’expérience. Le temps et l’espace, eux, apparaissent comme la possibilité de l’expérience, comme sa toute première position. En tant que le réel est spatial et temporel, il n’est pas obtenu par la sommation de parties in infinitum, mais au contraire : il n’y a de « parties » (limites, dit Kant, parties non conceptuelles) que pour autant qu’elles partagent toutes la possibilité primitive de l’un. L’espace, dit Kant, est essentiellement un.

Ainsi je sais (au moins jusqu’à un certain point, mais cela suffit pour surplomber Pascal) quand mes pensées seront abstraites et quand elles ne le seront pas : elles seront abstraites quand elles voudront composer le réel avec lui-même d’une façon qui s’oppose à l’essence même du paraître, à l’espace et au temps. Ceux-ci ne sont pas des conceptions sans exigence : ils ont une nature, et qu’il faut respecter. Si, par conséquent, le réel n’est jamais obtenu par sommation de parties ou récollection d’éléments (langage dans lequel il est vrai que le tout m’échappe absolument, est une idée contradictoire que Dieu doit assumer dans un nouveau “tout” qui de nouveau a sa contradiction), si le réel n’est précisément pas cela, et si le “tout” est en un sens différent (phénoménal) ce qui est requis dans le moindre recoin de l’univers comme sa compossibilité, comme ce qui a déjà rendu possible le déploiement de toutes les parties (limites), alors il se trouve que le raisonnement pascalien est atteint dans ses œuvres les plus vives, c’est-à-dire dans son langage même. Il ne peut plus “me faire peur” avec le tout ou avec l’infini, parce que ce sont des notions non primitives ; or, comme dit Descartes, il faut suivre l’ordre : il faut aller de ce qui est plus simple (ce que ne veut pas dire “évident” et sous la main ; c’est Pascal au contraire qui s’installe dans l’évidence du perçu comme contenu et comme spectacle) et plus absolu vers ce qui est moins simple et plus composé. On ne peut raisonner avec ces notions, comme si elles étaient immédiatement objectives, comme si elles entraînaient le sort du monde en elles, sans s’être occupé précisément du rapport de ces notions avec la nature du réel. Le réel a une nature, qui est décisive pour la valeur de mes notions, et non pas l’inverse. Ainsi, à la prétention philosophique s’adjoint l’humilité philosophique totale, et dans Descartes le premier : « Ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses ». Tout philosophe a le sentiment qu’on ne peut rien dire de l’être qu’à partir de la pensée, mais aussi (et c’est le même sentiment) que les notions dont cette pensée est tissée doivent se comprendre à partir de la nature même du réel, et non l’inverse. Ainsi la nature du réel en tant que paraître implique que le tout ne soit pas le faux infini pascalien. Le réel n’est pas porté, n’a jamais été porté du néant vers l’infini dans le langage où Pascal le comprend, c’est-à-dire de l’infinité en acte des éléments abstraits à l’infinité en acte de la totalité abstraite. Ce qui me permet de dire que ce langage est abstrait, c’est qu’il ne correspond pas avec la façon dont le réel croît avec lui-même, grandit avec lui-même : con-crescit. Le “concret”, en effet, ou bien est une idée abstraite, ou bien signifie concrescere à la façon de l’espace et du temps : c’est la façon dont le réel surgit primitivement dans la vérité de l’espace et du temps.

Ce que Kant donc nous montre, c’est que le paraître – c’est-à-dire le niveau où l’homme est d’abord en tant que conscience percevante, ou en tant qu’il est au monde, niveau qui chez Pascal fait l’axe des deux infinis et est nommé apparence – ne peut précisément jamais être “apparence” en tant que “milieu des choses”. Paraître est le principe de la nature même des choses, et non le milieu des choses au sens où l’entend Pascal, non un axe.

Ainsi il y a deux pensées du monde, une qui consiste à en faire la totalité des étants ou l’omnitudo realitatis, qui est un concept dont je puis dire qu’il est abstrait, qu’il n’exprime pas la première façon dont le réel est posé et grandit avec lui-même, la concrétion primitive du paraître ; l’autre qui consiste à appeler “monde” la vérité du paraître, selon laquelle tout “divers” a originellement valeur d’uni-vers. Dans sa notion abstraite, le monde n’est qu’une idée qui recule sans cesse, puisque la somme des choses n’est jamais faite, pas plus que leur décomposition n’est jamais finie. Cf. Kant, Dissertation de 1770 : quand j’ajoute des éléments à des éléments, jamais je ne peux atteindre le tout, et quand d’un tout donné j’entreprends la décomposition, jamais je ne peux atteindre d’éléments utiles. Mais cette façon dont le monde se recule, pour ainsi dire, de part et d’autre du perçu en dedans de lui-même et en dehors de lui-même, cet entassement d’infinités d’infinis, c’est bien un schéma logique (ce n’est même qu’un schéma de logique), mais ce schéma logique n’est pas le LOGOS lui-même, c’est-à-dire n’est pas la position même du réel avec lui-même.

Dans son logos intuitif, au contraire, le “tout” n’est ni grand ni petit, parce qu’il ne s’agit pas là du langage de la quantité : l’ouverture spatio-temporelle n’est ni grande ni petite, ce sont mes pensées en tant qu’abstraites (conceptuelles) qui sont toujours trop petites pour rendre compte de l’univers selon l’espace et le temps.

Que s’ensuit-il de ce heurt des notions employées par Pascal et de la nature spatio-temporelle du réel ? Il s’ensuit brutalement que le discours pascalien n’est pas un discours primitif, n’est pas un discours qui porte purement et simplement sur le monde et ainsi soit à l’abri de la philosophie. C’est au contraire ce “purement et simplement”, dont le contenu effectif est la réduction du paraître à l’évidence abstraite du contenu perçu, qui dérobe le monde dès le début à la peinture pascalienne : celle-ci lui substitue sa perspective propre, tout en croyant qu’elle se meut en lui. On peut montrer la même chose en tout lieu du langage de Pascal, en reprenant par exemple le sens de cette expression capitale, puisqu’elle fait le titre de toute cette pensée : Disproportion de l’homme.

Si nous parlons “disproportion”, il faut se demander où est la “proportion”. Toute chose représente pour Pascal une certaine proportion de néant et d’être, une certaine proportion entre les deux infinis ; mais cette proportion ne serait que pour Dieu. Dieu seul proportionne l’être et le non-être de façon à faire apparaître ce fameux “milieu des choses” à quoi nous avons constamment et seulement affaire : le paraître lui-même. Or ce qu’il faut dire, c’est que le paraître ne peut pas être seulement une proportion entre l’être et le non-être, une sorte de milieu entre ce qui est et ce qui n’est pas : ce que dans Platon on appelle la doxa. La doxa en tant qu’opinion tient le milieu entre le savoir proprement dit et l’ignorance radicale, parce que son objet, la doxa en tant qu’apparence (dokei : il paraît) tient le milieu entre le non-être et l’être. Mais il est de la nature du paraître, si nous avons compris la description kantienne du caractère originel du phénomène, de ne pouvoir résulter simplement d’une proportion entre l’être et le non-être. Au contraire, tout ce que nous pouvons dire de l’être a son principe dans la nature même du paraître. C’est le sens même de toutes ces notions : le tout, l’infini, les éléments, le milieu, l’apparence, l’être et le non-être, qui prend sa proportion, reçoit sa loi de la nature du sensible, de la nature du phainomenon lui-même. Ce que Kant a découvert, c’est qu’il faut proportionner le discours métaphysique, « en réduire les concepts à l’usage sensible », comme il dit, ce qui veut dire en son sens le plus profond : proportionner la pensée à ce qui est, à l’instance de vérité et de réalité, à savoir le “paraître”, le “phénomène”. Si bien qu’on ne peut décider ni du monde, ni de la place de l’homme, de leur nature à chacun et de leur lien réciproque, en remuant tout cet attirail de notions sublimes, comme le fait Pascal ; mais au contraire il faut essayer de penser réellement quelque chose dans ces notions, de savoir quand elles sont abstraites et quand elles ne le sont pas, et quelle différence cela fait.

Terminons maintenant cette lecture par une réflexion sur la finitude. C’est d’elle en effet que Pascal veut nous rapprocher. Ce qui est gênant dans ce propos pascalien, ce n’est pas tant que la raison avoue sa limite : c’est que cette limite est elle-même illimitée, nullement définie. La raison n’est pas en effet de reprocher à Pascal d’avoir le sentiment de la finitude de la pensée, de l’infirmité de la raison, mais de remarquer qu’il me laisse dans cette finitude sans que celle-ci soit nullement située, qu’il me renvoie sans cesse à ma limite sans que cette limite soit elle-même délimitée : ainsi ma dispro-portion est elle-même disproportionnée, ma finitude infinie. Ce n’est pas là l’humilité de la raison, c’est son humiliation, qui pourtant n’était pas dans les intentions de Pascal. Mais ce que nous disons ne reste pas au niveau de nos intentions : le langage a son niveau propre. Ce que Pascal désire est le juste-milieu : « Deux excès », dit un fragment, « exclure la raison, n’admettre que la raison ». Mais la mesure ne peut s’obtenir ainsi dans l’abstrait et par provision ; car l’imbécilité de la raison est une imbécilité qui a elle-même sa puissance, et même, en un sens, sa toute-puissance : la finitude est une puissance du vrai, comme l’envers est une puissance de l’endroit. Rien ne me dispense de pénétrer réellement dans leur jeu ; rien ne me dispense de chercher le rapport amoureux de la perception et de l’abstrait. Il n’y a pas de sagesse extérieure. Celle de Pascal n’est encore qu’un jansénisme théorique, qui ignore de quel mélange de présomption et de lassitude il est formé.

Dans cette question de la finitude, il faut d’abord savoir de quoi nous sommes prisonniers. Dans l’ensemble de la rhétorique pascalienne, il apparaît que nous sommes toujours prisonniers de l’univers. L’homme « n’est qu’un roseau », c’est-à-dire perdu quelque part sur le bord d’une mare ; il est au “cachot” dans le monde ; autour de lui les espaces “se taisent”, etc. C’est là une sorte de représentation frileuse, qui n’a d’autre statut que celui d’un climat littéraire. Le même se retrouve aujourd’hui chez Mauriac, avec le même don de la polémique et du trait incisif, qui semblent être les armes nécessaires pour vivre sous ce climat. Mais cette imagination de l’homme “petit” par rapport aux dimensions cosmologiques, et cette croyance morose au royaume de l’apparence qui en fait toute la substance, l’univers en est finalement innocent.

Il faut se demander si je ne suis pas beaucoup plus prisonnier des évidences que de l’univers. Si je suis prisonnier, c’est que je n’aperçois même pas que ces notions, dont Pascal tisse son discours, ont en elles-mêmes besoin d’être mises en question, qu’elles ne sont pas univoques, mais bien équivoques. Pascal agit, son discours manipule ses notions de tout, d’infini, d’apparence, comme si la pensée n’était pas agie en elles et malgré soi tant qu’elle ne les a pas rapportées à la nature du paraître. Ce qui fait de la Critique de la Raison pure un instrument de libération, c’est qu’il y a un critère pour les notions métaphysiques ; non pas un critère extérieur, mais une sorte d’instance, comme on dit en termes juridiques, où se décide la portée du discours. Certes, le raisonnement pascalien est “évident” : mais là nous pouvons comprendre pourquoi Descartes jette le doute précisément sur l’évidence. C’est que l’évidence rationnelle elle-même n’est pas nécessairement la même chose que la vérité. Ce que nous comprenons petit à petit en voyant les notions métaphysiques fondamentales, celles qui constituent les “catégories” analytiques de la pure raison, jugées devant une certaine instance qui a été érigée dans l’Esthétique Transcendantale pour décider ce qui est : le “phénomène” en son sens riche, le paraître en lui-même.

Il y a donc comme une équivocité qui se déclare dans les vocables : le “tout”, ce n’est pas toujours la même idée, ni une idée qui ne serait pas dangereuse, ni une idée qui ne pourrait pas devenir abstraite ; mais le “ tout”, ça peut être soit une représentation seulement conceptuelle ou abstraite, soit une pensée intuitive et primitive, qui est d’ailleurs à peine dégagée par Kant lui-même, soit une confusion à quelque degré que ce soit de l’une et de l’autre. Ce que Kant nous apprend, c’est au fond à déployer en trois dimensions le doute cartésien qui a l’air en lui-même purement linéaire. Le “volume” des difficultés philosophiques fondamentales n’est pas absent chez Descartes, mais il a été, conformément à son génie, ramené sur une ligne. En ce sens, si l’on veut, il est tout de même absent. Lorsque Descartes jette le doute sur les évidences, cette façon de faire nous échappe dans sa nécessité, dans sa réalisation effective ; nous sommes seulement respectueux de cette exigence souveraine. Mais Kant nous montre comment effectivement les notions, bien qu’elles aient une évidence logique propre à elles-mêmes, ne sont pas pour autant tout simplement vraies, mais qu’il y a une nature du vrai, si on peut dire, une essence du vrai lui-même. Il y a une instance où se juge le discours métaphysique : c’est le paraître, la nature du paraître. Il ne faut donc point bavarder sur le monde avec la forme de la logique soutenue par l’évidence du spectacle. Mais il faut ramener sans cesse le discours dans le lit du paraître, qui est caché et encaissé, qu’il faut traiter comme une question-source.

Il paraît alors que je ne suis prisonnier que de la difficulté de cette question ; mais ce n’est pas être prisonnier car elle contient aussi bien tout ce que je puis jamais comprendre sous le nom de liberté.

A l’inverse, dire que je suis prisonnier de l’univers, parce que je suis une petite chose perdue au milieu des galaxies, ce n’est pas même de la science-fiction, c’est de la métaphysique-fiction. La pensée en effet a son lieu, et non sa perte, dans le paraître, et non dans une notion abstraite de l’univers. L’homme a son lieu, qui n’est pas le milieu ou la disproportion. Il est défini par ce qui définit du même coup la possibilité du paraître, au point qu’il est vain de se demander si c’est une analyse de l’objet ou si c’est une analyse de la conscience qui est menée dans l’Esthétique Transcendantale : ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est la possibilité de l’être-au-monde comme figure de la vérité. Je ne suis pas possible en effet comme sujet, si je ne dois être qu’un sujet d’expérience, qu’un homo psychologicus qui ramasse des éléments divers pour en faire un monde. Et le paraître non plus n’est pas possible dans ce langage, c’est-à-dire comme “apparence”. Mais à l’inverse le spatial et le temporel et l’unité de la pensée reçoivent leur possibilité conjointe de ce que la nature même de l’être est définie par le paraître. La finitude, mais déterminée cette fois (bien qu’elle reste à déterminer encore davantage, et que la tâche soit immense), que cette situation comporte, se marque notamment à ceci que nous sommes prisonniers avant tout du langage métaphysique. Non seulement il n’est pas facile, mais il n’est tout d’abord pas possible de rester, comme Pascal le voudrait, “en dehors” de la métaphysique, comme si la métaphysique n’était qu’une doctrine ou une discipline qui s’ajouterait aux autres, parmi les sciences que l’homme cultive, et à laquelle on pourrait toucher ou ne pas toucher comme on peut faire ou ne pas faire du latin, de l’italien ou de la sociologie. La métaphysique, ce n’est pas une discipline, mais d’abord une forme primitive de la pensée, et elle est dans tous nos langages.

 


[1] Cours du mercredi 18h.

[2] La Propédeutique était la première année des études universitaires de Lettres.

[3] Brunschvig, 72 ; Lafuma, édition du Luxembourg, 390, p. 134 sq. Nous citons d'après l'édition Lafuma.

[4] Edition citée, p. 138.-